Entretien avec Hélène Honnorat
Publié par Michel Morvan le
Le parcours d'auteure d'Hélène Honnorat a commencé par un saut en parachute (Le dessous du ciel, Buchel-Chastel, sous le pseudo Dominique Piett), et son avant-dernier opus est un éloge de la valise (Sois sage ô mon bagage, Yovana).
Entre saut dans le vide et saut dans l'inconnu, voyage dans l'espace et voyage dans le temps, sa vie et son oeuvre, emportées par une écriture vive, sont construites autour du mouvement.
Il serait pourtant simpliste de la décrire comme une écrivaine-voyageur, car dans ses ouvrages, Hélène Honnorat ne fait pas que passer. Elle s'installe, construit, crée des liens. Elle ne raconte pas des étapes, des brèves de quai de gare, ou des accidents de parcours. Ses voyages sont lents, distendus, au point de s'apparenter à un seul et même voyage, celui d'une vie.
Ecrire, voyager, est-ce la même chose ?
Je ne crois pas. Je ne peux parler que pour moi !
Bien sûr, les deux activités possèdent des points communs : dans les deux cas, on va d’un point A à un point B, selon un itinéraire plus ou moins prévu (hum), dans une durée donnée (il existe quand même des gens qui, étant partis pour un mois, reviennent au bout de trois ans… des livres qui devaient s’écrire en une année et qui en pompent dix de la vie d’un auteur) ; on bouscule les limites de l’espace/temps ; on est tout nu, réduit à soi-même pour affronter des difficultés imprévues.
Cependant, il me semble que chaque démarche (c’est le cas de le dire) possède des spécificités irréductibles. Par exemple, le voyage relève du concret, l’écriture de l’abstrait. Dans un voyage, il n’y a pas de « repentirs » possibles, au sens donné par les dessinateurs, les peintres à ce mot : crayonnages, corrections… Vous ne pouvez pas faire que telle péripétie n’ait pas eu lieu, inversement vous ne pouvez pas décider que vous avez escaladé tel volcan ou séjourné à Trieste si vous n’y êtes pas allé. Cela, c’est le rôle éventuel de l’écriture ! Donc de « l’après ». Par ailleurs, cet après est en général solitaire. Vous avez tout loisir de vous déplacer en duo, en groupe, en essaim. C’est une pratique beaucoup plus rare en ce qui concerne l’écriture. Enfin, le voyage n’implique pas nécessairement cette dernière.
Je ne me range pas, au demeurant, dans la catégorie « écrivains-voyageurs ». Vous avez très bien cerné mon profil : je crois que je me verrais plutôt en auteure dépaysée, dépaysante ? J’ai habité et travaillé six ans à Sri Lanka, six en Indonésie, quatre en Malaisie, quatre en Amérique centrale. Ajoutons plusieurs années dans la Caraïbe… Ce sont des amours au long cours pour ces lieux qui ont donné des romans ou des récits. Il y avait pourtant des cheminements plus brefs : quand je vivais en famille à Java, je suis allée faire trois petits tours seule, sac au dos… en Égypte, Jordanie, Syrie. Et puis quand on travaille à Jakarta, peuplée de quinze millions d’habitants, se retrouver pour quelques jours à Lombok ou aux Moluques, c’est déjà de l’exotisme ! Mises en abyme fantaisistes dont j’ai gardé quelques traces dans mes récits.
A quel moment commence le livre ? Quand vous partez ou quand vous revenez ?
Comme je suis quelqu’un de fort lent, je prenais des notes, partout où j’étais… puis je changeais de poste, et j’écrivais sur le pays d’à côté – que je connaissais – ou sur le pays précédent ! J’ai rédigé en Malaisie un livre qui se passe à Singapour, et de retour en France depuis longtemps, un thriller dont l’action se déroule en Indonésie (N’oublie pas Irma), sur fond d’événements historiques. Il faut aussi garder en tête le fait que si le pays est une dictature, comme c’était le cas de l’Indonésie de Suharto, on n’accèdera qu’au retour aux informations dont on a besoin.
Vos livres sont-ils des souvenirs ou des projets ?
Des projets que je transporte dans mon balluchon et qui se nourrissent de souvenirs au fil du temps. J’ai raconté nos itinéraires familiaux dans Un mari d’Asie, récit qui vient juste de sortir en France.
Vous avez vécu longtemps dans différents pays d'Asie, plusieurs de vos livres racontent ce continent. Quel est le plus beau cadeau que l'Asie vous a fait ?
Les villes ! Celles où j’ai vécu, celles que j’ai traversées. Ce sont des découvertes éblouissantes, parfois terrifiantes. Jakarta, Singapour, Kuala Lumpur, Bangkok, Hong Kong, Pékin, Shanghai…
J’ai coutume de dire que Jakarta est un monstre et une merveille. C’est la deuxième métropole du monde, après Tokyo. Le « Grand Jakarta » compte trente millions d’habitants : presque la moitié de la population française ! J’ai eu peur, puis j’ai adoré cette ville faite de tours, de canaux, de caniveaux, de béton, de poussière et de soleil. Je me souviens de la glu des embouteillages et de ma fille aînée, quatre ans à l’époque, disant :
— C’est joli, la maison avec des plumes… (c’était une mosquée très ancienne, au toit en forme de bulbe, couvert de bardeaux).
Ou de ma fille cadette :
— Oh, Maman, la vache ! (car en pleine banlieue ô combien urbanisée, sur un timbre- poste d’herbe, elle ruminait en regardant passer les voitures).
J’ai trouvé dans les grandes villes d’Asie mille témoignages d’enfance et d’appétit. Parcourons-les la nuit. Goût pour l’arc-en-ciel, pour le rose pétard, le rouge confiture, le bleu électrique, Mauvais goût ? Qu’importe. La créativité fait rage.
Quels sont les livres de voyage, ou les écrivains-voyageurs que vous aimez partager ?
Certains n’ont plus vraiment besoin de nous, comme Jules Verne, Blaise Cendrars, Jack Lon-don, Bruce Chatwin, Nicolas Bouvier, Jacques Meunier, Sylvain Tesson ou Mathias Énard…
D’autres, célèbres dans l’absolu, méritent d’être revisités à l’aune du voyage, par exemple Colette ! Il y a peu d’écrivains aussi nomades, adeptes du changement et de la découverte que cette femme pourtant enracinée dans son enfance. Tout lui est motif : l’Algérie, le Maroc, l’Italie, l’Espagne, les États-Unis, mais également les tournées, les déménagements, les maisons. Jusqu’à la fin, où elle écrivait encore « sur son radeau », son lit du Palais-Royal, fenêtre ouverte sur le jardin et sur le monde. Lisons La Vagabonde, L'Envers du music-hall, L’Entrave, Le Voyage égoïste, Bella-Vista, Prisons et paradis, Chambre d’hôtel, Paysages et portraits…
Autre exemple, Pierre Boulle. Qui ne connaît La Planète des singes et Le Pont de la rivière Kwaï ? Mais il a aussi écrit La Baleine des Malouines, Le jardin de Kanashima (la science-fiction fait-elle partie des voyages ?), Les Oreilles de jungle (et la guerre ?), Le bon Léviathan, etc.
Plus près de nous, Muriel Cerf a connu dans les années 1970 avec L’Antivoyage et Le Diable vert le succès foudroyant auquel il est difficile de survivre. Quand j’ouvre l’un de ces livres, je suis aussitôt reprise par sa prose torrentielle, son érudition sans limite saupoudrée d’humour. Pourtant elle a disparu de nos bibliothèques, bien avant la polémique avec Lio à la télévision. Il faudrait réhabiliter ses expéditions, et peut-être (re)lire d’autres de ses titres, Amérindiennes, L’Étoile de Carthage, Hiéroglyphes de nos fins dernières ?
Les Anglo-saxons méritent une mention spéciale. Je vous recommande chaleureusement Ewelyn Waugh (Bagages enregistrés, Une poignée de cendres), Eric Newby (Un petit tour dans l’Hindou Kouch), John Keay (Voyageurs excentriques).
Hors concours : Ecuador, d’Henri Michaux (je suis allée en Équateur, quand j’étais routarde, par amour pour ce livre, qui ne peint pourtant pas le pays sous des couleurs riantes !) ; tout Larbaud… et le vade-mecum drôlissime du globe-trotter contemporain : De l’art d’ennuyer en racontant ses voyages, de Matthias Debureaux. J’ai cité nombre de ces auteurs dans la bibliographie de Sois sage, ô mon bagage… Pardon à tous ceux dont je ne peux parler ici, qui m’accompagnent fidèlement.
Vous avez publié chez divers éditeurs, des plus traditionnels aux plus confidentiels, des plus généralistes aux plus pointus. Quel regard portez-vous sur l'évolution du monde éditorial depuis vingt ans et l'avènement d'Internet ?
Tellement de spécialistes et de professionnels se sont exprimés sur ces sujets !... Parfois, un petit aphorisme rend compte d’une vaste évolution : « Plus personne ne lit, tout le monde écrit »… Heureusement, ce n’est pas tout à fait vrai ! Mais à en croire les statistiques, on lit effectivement de moins en moins… en revanche, France Culture nous apprend (Au royaume du Covid, l’écriture est reine, article de Lisa Guyenne, publié le 14 février 2021) que selon un sondage de mai 2020, pendant le premier confinement, un Français sur dix aurait commencé à écrire un livre. Chez Lattès, on reçoit 20 % de manuscrits supplémentaires depuis le premier confinement. Cependant « les auteurs néophytes sont également nombreux à se tourner vers l’auto-édition, par définition bien moins sélective » poursuit la journaliste. « En 2020, nous avons auto-publié 40 % de livres de plus qu’en 2019, et jusqu’à 90 % de plus au mois d’avril » déclare la directrice générale de Librinova. Chez Les Trois Colonnes, les "journaux de confinement", ont déferlé : "Nous avons reçu beaucoup d’écrits similaires : on apprend à faire son propre pain, on fait la course au papier-toilettes dans les supermarchés…" Ouf, les confinements sont en principe terminés !
Plus sérieusement, j’espère que la tendance à la concentration des maisons d’édition et des enseignes culturelles laissera une place aux éditeurs et aux libraires indépendants, qui ont tout mon soutien. Mes livres sont actuellement publiés en version « papier » ainsi qu’en numérique. Tant que les dieux du Marché feront cohabiter le virtuel et le concret, je veux bien leur rendre un culte raisonné !
Quant à Internet… je le pratique comme tous aujourd’hui… qui pourrait s’en passer ? J’habitais en Malaisie lorsque la Toile a commencé à prendre de l’ampleur. Je me souviens du premier texte que j’ai lu en ligne, par hasard : c’était la correspondance de Rimbaud. Cette nuit-là demeure un souvenir splendide. C’est en matière de réseaux sociaux que je suis un(e) dinosaure, et que j’entends le rester (lisez Gérald Bronner, Apocalypse cognitive !).
Sois sage, ô mon bagage, d'Hélène Honnorat.
Vous pouvez trouver les livres d’Hélène Honnorat à la librairie Géosphère à Montpellier.
Entretien réalisé par fréville pour Chemins de tr@verse.
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